Sabine Sicaud

Cette conférence fut prononcée en 1978, lors du 50e anniversaire du décès de Sabine Sicaud (auteur et lieu de la conférence inconnus ; texte obtenu des Archives Municipales de Villeneuve-sur-Lot).

Mesdames, messieurs,

          J'ai voulu être aujourd'hui devant vous pour vous parler d'une petite Villeneuvoise qui fut une enfant de génie, Sabine Sicaud, et surtout pour vous lire quelques-uns de ses poèmes, car il n'y a pas de connaissance en littérature sans le contact direct avec l'oeuvre. Je veux dire que des citations trop courtes, des résumés, ne peuvent rien expliquer lorsqu'il s'agit de poésie.
          Il faut lire et lire à haute voix, alors j'ai peur, peur de ne pas être capable de bien servir cette enfant que j'admire depuis plus de 50 ans. J'ai peur de ne pas savoir traduire le charme et l'émotion qui se dégagent de ses poèmes. Dans toute notre littérature, nous n'avons pas d'accent plus pur, plus cristallin, plus authentique, plus bouleversant que celui que nous fait entendre Sabine Sicaud.
          J'affirme cela en dehors de tout esprit chauvin, en accord avec les critiques littéraires qui ont pu connaître son oeuvre et qui ont eu le mérite difficile, à l'heure actuelle, d'échapper au snobisme des chapelles, à l'obscurantisme des mots juxtaposés et creux, d'une verbalisme sans rythme et sans raison, sans coeur et sans esprit qui prétend être l'expression la plus neuve, la plus libre de la poésie. L'une des critiques1 qui ont eu le bon sens de vouloir conserver à notre langue sa qualité et sa musique, n'a pas hésité à dire que Sabine Sicaud est à l'orée du XXième siècle, ce que Marceline Desbordes-Valmore a été à l'orée du XIXième siècle. Or Marceline Desbordes est une très grande poète.

          Nous ne connaissons de Sabine Sicaud qu'une centaine de poèmes2 ; vingt3 d'entre eux ont été édités dans les Cahiers de France à Poitiers le 26 juillet 1926. Sabine avait alors 13 ans.
          Le petit cahier est introuvable, mais les Archives Départementales de Lot-et-Garonne en ont un exemplaire, et il en existe une photocopie à la Bibliothèque de Villeneuve-sur-Lot. En 1958, trente ans après la mort de Sabine, la Librairie Stock publie l'essentiel de son oeuvre de l'édition de 1926.4 Cette éditon est actuellement épuisée. Il en existe un exemplaire à la Bibliothèque de Villeneuve-sur-Lot. Enfin, les anthologies du XXième siècle citent plus de trente poèmes de Sabine Sicaud. Trente sur cent,2 c'est très significatif. 
          Son nom est dans notre histoire littéraire, il ne peut être laissé de côté. On dit, avec raison, qu'une certaine poésie lyrique ne peut exister sans le don d'enfance. Ce don, chez un adulte, n'est jamais totalement clair, léger, spontané, alors qu'elle est une enfant exceptionnelle qui incarne jusqu'à la perfection tous les dons de l'enfance. Il n'y a rien de trouble en elle, mais un regard droit, souvent amusé, très fin, qui voit juste et loin, rien d'inquiétant non plus, si ce n'est la profondeur de la compréhension, l'ampleur de l'intelligence, l'intensité et la gravité de la tendresse. Et puis, dans tous ses poèmes, nous sommes emportés par un rythme léger et vif. Une fantaisie qu'aucune règle de poésie n'endigue. Rien de naïf, rien de mièvre, rien de mythique, même aux moments les plus aigus de la souffrance. Elle aime tout ce qui vit, tout ce qui germe et grandit, tout ce qui jaillit, tout ce qui veut s'épanouir. Le vert végétal qui colore presque tous ses poèmes est le vert de l'espérance, de la confiance. Elle aime tout ce qui tend vers la lumière, mais elle n'ignore rien des menaces de l'ombre, de la grisaille, de l'usure, de la meurtrissure. Elle vit et nous entraîne dans un univers sans péché originel, où tout est croissance et vie, en accord avec les grandes lois de la nature.
          Sabine a très tôt fait de la poésie, mais plus tôt encore, elle a dessiné, et ses dessins sont étonnants par la sûreté, l'exactitude du trait, par le mot qu'ils suggèrent.
          Le cinéma a été l'une de ses grandes passions, et elle savait créer, dessiner des images qui donnaient l'impression de bouger. Dessins, jardins paisibles avec ses arbres, grottes, vieilles pierres, chemins, Sabine anime tout. La plupart de ses poésies sont des dialogues. Elle parle aux plantes, aux animaux. À la fois lucide et emportée par son imagination, elle fait tout comprendre ce qu'ils lui disent. Il y a dans ses poèmes d'enfant des chuchotements, des confidences, de profondes sympathies entre elle et le monde qui l'entoure ou celui qu'elle crée. Et jusqu'aux environs de 15 ans, Sabine Sicaud est d'abord une petite fille, puis une adolescente heureuse, consciente de son bonheur, d'une intelligence très en éveil, une enfant qui transforme naturellement en chant, en rythme, tout ce qu'elle éprouve et tout ce qu'elle pense. Et ses yeux sont merveilleusement attentifs au vocabulaire, et son art d'écrire est d'une richesse qui nous confond.

          Que savons-nous de sa vie ? Elle est née le 23 février 1913, ici, à Villeneuve, près de la porte de Pujols, dans l'ancien prieuré appelé « La Solitude ». C'est là que sa mère avait passé son enfance. Ce prieuré, une petite gentilhommière, on y accède par une allée de platanes centenaires. 
          Son père, Gaston Sicaud, avait été bâtonnier de l'ordre des avocats de Montauban ; il était très cultivé, bon orateur, ami intime de Jean Jaurès. Ses amis l'appelaient « le Lama », « Lama Père ». Cet homme intelligent aimait les longues promenades à pied et la soupe qu'il réclamait en arrivant. Il ne pose pas de problème.
          Sa mère, Marguerite Ginet-Sicaud, a une personnalité qui intrigue davantage. Journaliste de talent, auteur de nouvelles, de contes et de poésies, elle avait une intelligence des plus remarquables et des plus séduisantes par sa vivacité et son originalité. Elle s'est mariée, elle ne voulait pas d'enfant. Elle en aura deux : un garçon, Claude, né en 1911, et Sabine, de deux ans plus jeune que son frère.
          Naturellement, Madame Sicaud va adorer ses enfants, qui le lui rendront bien. Elle aura avec eux des rapports très confiants, mais nous ne saurons jamais le rôle qu'aura joué sa forte personnalité sur la formation de leurs goûts, de leurs caractères, sur le développement de leur intelligence. Il est certain que Mme Sicaud est l'âme ou plus exactement l'esprit de « La Solitude ». Ses amis lui ont donné le nom « dame Rita, l'immortelle », et ses enfants, très affectueusement aussi, l'appellent « Filliou ». Mr et Mme Sicaud sont apparentés aux familles les plus distinguées du Villeneuvois. Ils reçoivent des amis pittoresques venus des quatre coins du monde. On parle chez eux de littérature, d'histoire, de géographie, de peinture, de musique et même de religion asiatique. Il y a beaucoup de livres dans la maison, beaucoup d'objets hétéroclites, parfois on s'y amuse à faire tourner des tables qui ne sont pas très clairvoyantes pour prédire l'avenir. 
          Claude et Sabine ont la chance de grandir dans un milieu privilégié, libre, ouvert, si peu conventionnel qu'il paraissait bizarre aux yeux des petits bourgeois de la petite ville.  Les enfants n'allaient pas à l'école : un instituteur, qu'ils aimaient beaucoup, venait à « La Solitude » leur donner des leçons particulières. Ils n'avaient qu'à écouter, regarder, lire, suivre l'élan de leur curiosité pour apprendre bien plus de choses qu'en savaient les écoliers de leur âge. Ils n'ont jamais eu d'examens à passer. Claude aimait les livres, les plantes étranges, exotiques. Il deviendra un journaliste de savoir encyclopédique.
          Quant à Sabine, dès l'âge de 6 ans, elle a avec les êtres et les choses des rapports rythmés. Rêveuse, au gré de l'inspiration, elle va composer un poème, un mot créé par elle, comme d'autres faisaient un herbier. Ce sont ces poèmes qui vont nous révéler ce qu'est la découverte du monde pour une enfant de génie. Le monde de Sabine, c'est d'abord sa maison, « La Solitude », et surtout son parc. Le parc est le lieu de tous les émerveillements avec ses bambous, ses cèdres, ses arbres de Judée, et le lierre qui recouvre tout. Il y a encore la glycine au-dessus de la porte, le cytise, les cyclamens, les rocailles qui entourent une petite pièce d'eau dormante. Il y a même, dans le parc, un recati5 menuisé apporté par son grand aïeul. L'originalité de la famille semble venir de fort loin. « La Solitude » est en somme un microcosme du monde, et, pour Sabine, combien rassurant. Elle va nous le dire : 

                    [ lecture du poème La Solitude ]
                    « Solitude... pour vous cela veut dire seul, 
                    Pour moi — qui saura me comprendre ? 
                    Cela veut dire vert, vert dru, vivace tendre, 
                    Vert platane... » 

                    [ lecture du poème Les Fontanelles ]
                    « Petites fontaines... »

          Sabine écoute et Sabine regarde, tous les spectacles de la nature sont émouvants et elle se sent proche des jeunes pousses qui veulent tant grandir.

                    [ lecture du poème Premières feuilles ]
                    « Vous vous tendez vers moi, vertes petites mains des arbres, 
                    Vertes petites mains des arbres du chemin. 
                    Pendant que les vieux murs un peu plus se délabrent... »

          Amoureuse de cartes et d'estampes, à l'instar de Baudelaire, Sabine va faire partir de « La Solitude » des chemins vers tous les points cardinaux.  Chemins qui vont permettre d'aller dans les pays colorés où la marque de la nature cède souvent la place à la main de l'homme, moins innocente et plus émouvante.

                   [ lecture du poème Chemins de l'Ouest ]
                    « Pour qui vous a-t-on faits, grands chemins de l'Ouest ? 
                    chemins de liberté que l'on suppose tels 
                    et qui mentez sans doute... 
                    Espaces où surgit... »

                    [ lecture des poèmes Chemins du Sud, Le chemin de sable, 
                    Le chemin des jardins ]

          Et le ton de Sabine devient de plus en plus grave et de plus en plus profond dans ces pages de carnet où elle a noté ce qu'il était important de dire. « Il me faudrait au moins jusqu'à 100 ans pour dire tout ce que j'ai à dire, » avait-elle confié un jour à sa mère. Nous nous rapprochons de l'année 1928 : les mois, les semaines, les jours lui sont déjà mesurés.

                    [ lecture de quelques pages de carnet ]

          Elle savait déjà que pour exister, il fallait le regard de l'autre.

          Dans les derniers mois de l'année 1927, Sabine est blessée au pied. C'est une petite coupure, une petite piqûre ; on ne sait pas qu'elle a mal à la jambe. La blessure s'envenime, et personne ne pourra arrêter le mal. Après avoir chanté la joie de vivre, Sabine aura le courage de crier, de dire ce qu'est vraiment une agonie quand on a 15 ans, et la douleur se fait atroce. Pour elle, il n'y a pas cet « Honneur de souffrir »6 dont parle avec complaisance Mme de Noailles. La souffrance physique ne peut être qu'une intolérable horreur.

                    [ lecture du poème Un médecin ? ]
                    « Un médecin ? Mais alors qu’il soit beau !
                    Très beau... »

          Elle est au début de sa maladie en décembre 1927... Des accents aussi poignants, aussi déchirants, il n'y en a pas deux semblables dans notre littérature.  Sabine écrit ce qu'est la condition humaine, qu'il faut affronter la plus atroce épreuve, la torture sans espoir du corps, du coeur et de l'esprit. Elle meurt le 12 juillet 1928, elle a 15 ans et 5 mois.

          Voici ce que dit Anna de Noailles qui ne connaissait pas ses derniers vers :
          « Petite fille bien au-dessus de son âge, elle excellait dans les vers descriptifs. Elle était belle, d'une beauté grave, chargée d'âme. Bien que ses yeux fussent ouverts sans naïveté sur la vie, elle était très spontanée, et cette spontanéité bizarre d'enfant prodige rappelait un peu, avec toutefois une note très moderne, celle de Francis Jammes ou de Jules Renard.
          Pauvre petite, sa précocité m'effrayait. La Gloire trop tôt venue n'a fait que précéder la mort de très peu. Je suis navrée. »7

          « La Solitude » ne sera plus jamais une maison heureuse. Bientôt Mr Sicaud mourra, puis, en 1949, ce sera le tour de Claude, le frère de Sabine. Il va disparaître à 38 ans des suites d'une opération. Après, Mme Sicaud, qui souffrait d'une artérite, sera amputée de la jambe gauche. En 1954, une amie, Mme Lafitte, frappée d'une crise cardiaque, se noie dans la petite pièce d'eau qu'aimait particulièrement Sabine. Mme Cossin, qui soignait Mme Sicaud, perd son oeil atteint d'un mal mystérieux. Une sorte de malédiction semble peser sur « La Solitude ».
          Mais il y a toujours des amis autour de Mme Sicaud, infirme, pauvre, repliée sur le passé. Elle consentira à faire publier les oeuvres de Sabine en 1958, et elle mourra en 1959, trente et un ans après sa fille.
          À présent, « La Solitude » est une maison morte. Le merveilleux parc de Sabine est méconnaissable : humide, sombre, abandonné, il ne fait qu'éprouver oppression et tristesse. La présence de celle qui fut si vivante parmi les vivantes ne se retrouve peut-être que dans l'irrésistible élan des grands platanes vers la lumière.

          Avant de se séparer, l'un des plus bouleversants de ses poèmes :

                    [ lecture du poème Douleur, je vous déteste ]
                    « Douleur, je vous déteste ! Ah ! que je vous déteste !
                    Souffrance, je vous hais, je vous crains... »

          Elle meurt sans avoir entendu la réponse des fées.


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[Notes de Guy Rancourt]
1 Il s'agit d'A.-M. Gossez dans sa préface à Poètes du XXe siècle, Eugène Figuière, Paris, 1935.
2 Erratum : à peine 80 poèmes, et non une centaine.

3 Erratum : 29 poèmes, et non 20. Il s’agit de son recueil intitulé Poèmes d’enfant.

4 Erratum : dans Les poèmes de Sabine Sicaud (1958), François Millepierres ne reprend que 4 des 29 poèmes de Poèmes d’enfant ! Il s’agit des poèmes « Le petit cèpe », « La châtaigne  », « Le cytise » et « La paix ». Par contre, on y découvre plus d’une quarantaine de poèmes inédits.
5 recati (terme méridional) : un refuge, un abri pour les bêtes
6 En 1927 paraît le recueil de poèmes d’Anna de Noailles L'honneur de souffrir, qui inspirera une réplique cinglante de Sabine aux prises à de cruelles souffrances, dans le poème « Douleur, je vous déteste ».
7 In Le Quotidien, 22 juillet 1928.

 

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