Sabine Sicaud

« ' Le petit cèpe ' a cinquante ans », par Paul Jeantin
In Revue de l’Agenais, 415-429, 1974.


Il y a cinquante ans, le IVe Jasmin d’Argent, présidé par Joseph Bédier, professeur au collège de France et membre de l’Académie Française, décernait à Sabine Sicaud, pour son poème « Le Petit Cèpe », une seconde médaille d’argent. L’année suivante, en 1925, la jeune lauréate – elle avait à peine douze ans – était couronnée aux Jeux Floraux de France par la comtesse Anna de Noailles et par Jean Richepin.

 

          Comme son petit bolet sous la mousse « au bord du chemin creux » , Sabine ne demandait qu’à vivre. Hélas ! pour elle, comme pour lui la mort rôdait alentour. Était-ce pressentiment de sa propre destinée ? L’enfant-poète éprouvait pour le petit cèpe une sympathie attendrie :

 

Ne te montre pas trop, surtout… Le chemin bouge… chut !

          On te cherche, mon petit cèpe…

Mais c’est pour toi, cher petit cèpe, que je tremble !
Tu n’es encore qu’un gros clou bien enfoncé ;
Ta tête a le luisant du marron d’Inde et lui ressemble.
Surtout ne hausse pas au revers du fossé
Ta calotte de moine ! on te verrait…je tremble.

 

          Moi, tu le sais, je fermerai les yeux.
Exprès, je t’oublierai sous une feuille sèche.
Je t’oublierai, petit Poucet. Je ne puis, ni ne veux
Être pour toi l’Ogre qui rêve de chair fraîche…
          Je passerai, fermant les yeux !

 

Dans mon panier, j’emporterai quelques fleurs, une fraise…
          Rien, peut-être… Mais toi, sur le talus.
          À l’heure où les chemins se taisent,
Levant ton capuchon, tu ne nous craindras plus !
(1)

 

          La mort, à l’égard de Sabine, n’eut pas la même délicatesse et, comme l’écrit A.-M. Gossez. « tige brisée sous le poids de sa corolle », à quinze ans, Sabine mourait de sa « géniale précocité » (2) (3).


          Le même auteur ajoute : « Géniale, elle restait naïve, mais jamais gauche. La comtesse de Noailles, qui présentait les poèmes de la petite fille, du simple et pur poète qu’était la douce Sabine, semblait presque elle-même une fillette embarrassée à dire toute cette spontanéité, malgré tout son art de grand poète adulte… Sabine Sicaud occupe, à l’orée du XXe siècle, la place tenue par Desbordes-Valmore au début du XIXe » (4).


          La comtesse Anna de Noailles et les fervents de la poésie reconnurent immédiatement dans « Les poèmes d’Enfant » (5) la marque d’un jeune génie déjà bien affirmé. Cependant, il s’est trouvé tel sceptique, Nathanaël d’un genre nouveau, pour demander si de Villeneuve-sur-Lot, comme autrefois de Nazareth, pouvait venir quelque chose de bon. On est même allé jusqu’à insinuer que ces « Poèmes d’enfant » étaient l’œuvre des parents de Sabine. « Ces vers qui peignent la nature avec une naïveté colorée et savante parfois, déclare René Bonnat (6), surprennent et font craindre la mystification. » N’auraient-ils pas été écrits par une main maternelle ? « En musique, ajoute René Bonnat, les exemples de précocité abondent, mais les muses de cet âge, qui donc en connaît ? »


          Vraiment, la belle raison ! Pourquoi la nature n’aurait-elle pas réparé cette prétendue omission ? N'en pouvait-elle accorder à la poésie la même faveur qu’à la musique ?


          Fort opportunément, quelques mois plus tard, Albert Sorbé faisait entendre un tout autre son de cloche (7) et – était-ce une allusion à notre ancien Secrétaire perpétuel, meilleur historien que critique littéraire ? – notre distingué confrère n’hésitait pas à déclarer : « N’en déplaise à ceux-qui-ne-veulent-pas-être-dupes, ces pages ruissellent de naïveté enfantine, naïveté qui ne va pas toujours sans espièglerie… Messieurs-les-critiques-fâcheusement-prévenus doivent en prendre leur parti : ce livre (il s’agit des Poèmes d’Enfant) est plein de poésie, de la vraie et, malgré quelques inévitables gaucheries, de la meilleure !... Mystification ? – Non ! Ce serait trop laid et trop triste. On ne peut pas, on ne veut pas y croire. Et puis, il y faudrait un tel talent ! »

 

          Personnellement, nous croyons, nous aussi, à l’honnête vérité des poèmes de Sabine et tout soupçon nous paraît injuste et sans fondement sérieux.


          La poésie n’était pas la préoccupation dominante du père de Sabine. Orateur de talent, ami intime de Jean Jaurès dont il partageait l’idéal politique, Gaston Sicaud doit être mis hors de cause. C’était un socialiste intellectuel, très sincère, mais qui s’accommodait fort bien d’un environnement bourgeois. « La Solitude », en effet, n’avait rien d’une prolétarienne H.L.M. – on disait alors « habitation à bon marché » - et, dans le parc mystérieux et profond, l’avenue de platanes, « longue cathédrale verte » (8), offrait un lieu plus propice aux rêveries d’un promeneur humanitaire que le trottoir du boulevard Saint-Cyr. Les enfants n’allaient pas à l’école laïque, mais recevaient les leçons de professeurs que l’on faisait venir à domicile. Peu importe d’ailleurs. De tout temps, c’est dans les cercles ou dans les salons que l’on prépare les révolutions, quitte à laisser à ceux qui seront frustrés le soin de descendre dans la rue. Au demeurant, M. Sicaud était fort serviable et savait user de ses relations pour tirer d’affaire d’humbles gens ou d’anciens domestiques. Celui que les amies de son épouse appelaient le « Lama père », au retour de ses longues promenades était plus préoccupé de sa soupe que de poésie (9). Était-ce le Chrysale de la maison ? Nous ne le pensons pas, mais les poèmes de Sabine ne lui doivent rien, et l’enfant-poète n’a reçu son inspiration ni de la soupe paternelle ni de ses idées révolutionnaires (10).


          Plus déterminante pouvait être l’influence maternelle, mais pourquoi Marguerite Ginet-Sicaud aurait-elle cherché à cueillir par l’intermédiaire de sa fille des lauriers que sa vivacité d’esprit et sa surprenante intelligence – sans compter ses relations dans les milieux littéraires - lui permettaient d’obtenir sans le secours d’une misérable supercherie. Tout s’oppose à l’hypothèse même d’habiles retouches aux poésies de sa fille par une mère trop aimante et trop admirative. La droiture de caractère de Marguerite Ginet-Sicaud est d’ailleurs le plus sûr garant de l’authenticité des poèmes de Sabine. Cette femme étonnante, d’une curiosité universelle, a pu, par le seul rayonnement de sa forte personnalité, créer un climat – une « aura », auraient dit les initiés – qui explique l’admirable précocité intellectuelle de Sabine.

 

          Un grand ami de la famille Sicaud, François Millepierres, qui a pieusement recueilli bien des confidences, nous dit que Sabine tenait de sa mère « cette vivacité pétillante qui s’intéresse toujours à tout et interroge sur tout, en dépit d’une complète immobilisation. D’ailleurs du côté maternel comme du côté paternel, Sabine était la descendante d’esprits remarquables par leur activité et leur originalité » (11).


          On discutait de tout, en effet, à « La Solitude », on s’intéressait à tout : littérature, certes, mais aussi philosophie, archéologie, théosophie, bouddhisme, astrologie et l’on faisait même parfois tourner les tables (12). Or, l’analyse interne des poèmes de Sabine ne révèle aucune trace d’ésotérisme et encore moins de « bas-bleuisme ». La poésie de Sabine est faite de fraîcheur et de naturel ; c’est le chant de son âme d’enfant. « Écrire des poèmes pour elle, c’était aussi simple, aussi naturel que pour une fleur de donner son parfum » (13).


          Les libertés de la versification sont bien celles d’une enfant qui ne s’embarrasse guère des règles de prosodie. Il y a là, tout simplement, le souffle du génie et ces libertés mêmes n’ont rien de commun avec cette prose découpée en rondelles que nous offrent certains contemporains chez qui, trop souvent, la disposition typographique tient lieu de rythme véritable, et dont l’hermétisme suggère beaucoup moins la poésie de l’ineffable ou des profondeurs que le vide d’une pensée restée à l’état embryonnaire.


          Avec Maurice Luxembourg, et en dépit du doute qui semble avoir effleuré l’esprit de René Bonnat, nous croyons à l’authenticité intégrale des poèmes de Sabine Sicaud. Ils sont d’ailleurs d’un métal plus pur que ceux de sa mère. Une amie fidèle de Marguerite Ginet-Sicaud, Mme Fechner, nous révèle que la façon d’écrire de Mme Sicaud « ne ressemblait à aucune autre. Ses phrases toujours courtes, n’étaient jamais d’un seul jet, mais le résultat de quelque chose de concerté, qui avait été raturé plusieurs fois avant d’être envoyé au net sur de petits bouts de papier sans tenue » (14).


          De fait, si l’on peut « écrire difficilement des vers faciles » et donner, au prix de multiples efforts, de nombreuses ratures, l’impression de l’aisance et de la simplicité (les manuscrits de La Fontaine et ceux d’Anatole France en fournissent une preuve exemplaire), on ne saurait, croyons-nous, atteindre par aucun procédé la fraîcheur naturelle ni la spontanéité naïve, dans la joie comme dans la tristesse, de Sabine Sicaud. Et pourquoi, aussi bien, refuser au génie poétique d’une enfant entre treize et quinze ans, ce que l’on accorde au génie scientifique d’un Pascal reconstituant à douze ans les trente-deux premières propositions du livre premier d’Euclide et composant à seize ans un « Essai sur les coniques » ? On dira que ce n’est pas tous les jours que le monde voit paraître un Pascal. Ce n’est pas non plus tous les jours que le démon de la poésie – au sens grec du terme – habite l’âme d’une adolescente (15).


          Dès l’âge de six ans, Sabine notait sur les pages d’agendas publicitaires de son grand-père médecin ses premiers essais poétiques (16). Nous devons à Louis Vaunois et à Jacques Bour le récit de cette scène délicieuse, qui nous montre la gentille petite Sabine toute fière de sa dernière poésie :
          « Sa mère a raconté que jadis elle entendait s’approcher un petit pas léger :
          « Veux-tu que je te lise un autre poème ? »
          « Et l’enfant lisait avec un grand sérieux ce qu’elle avait écrit à son petit bureau quand ça la prenait, quand elle avait regardé une fleur ou quand un devoir l’ennuyait.
          « Elle écrivait cela à toutes petites phrases, pendant une demi-heure ou dix minutes. Et puis elle allait jouer à la balle, dans le jardin, ou goûter la sauce à la cuisine.
          « Un peu plus tard, elle demanda comment on faisait les vers. Sa mère lui donna des classiques, qu’elle jugea rococos, et des contemporains, qu’elle déclara pas assez clairs. Elle aima Rollinat, Rostand, Verhaeren… (17)
          « Elle fit alors le Le Petit Cèpe, qui reçut le Jasmin d’Argent en 1924 (18). »

 

          Depuis lors, cinquante ans ont passé. Quelle est la place de Sabine Sicaud, après ce demi-siècle, dans la poésie française contemporaine ?


          L’enfant-poète a forcé non sans mal la citadelle bien défendue des « Histoires de la littérature ». À ce jour, deux auteurs seulement lui accordent, en passant, un bref éloge.


          Henri Clouard écrit dans son « Histoire de la littérature française, du Symbolisme à nos jours » : « … Sabine Sicaud, martyrisée par la maladie et morte à seize ans, talent authentique qui étonna, émut, bouleversa (19). »


          Georges-Emmanuel Clancier, de son côté, déclare : « Parallèlement à l’émancipation sociale de la femme, on voit assez souvent maintes Eurydices se saisir de la lyre d’Orphée. La plus célèbre d’entre elles est sans doute la comtesse Anna de Noailles (1876-1933). Il faudrait aussi ramener au jour les poèmes sincères, émouvants de Cécile Sauvage (1883-1927) et ceux de cette Eurydice morte enfant : Sabine Sicaud (1913-1928) (20). »


          Plus accueillants ont été les auteurs de dictionnaires de la littérature ou de certains ouvrages spécialisés.


          Pol Vandromme cite cette phrase d’Alain Bosquet : « Liliane Wouten est sans contestation possible l’une des trois ou quatre poétesses majeures dans l’histoire de la poésie française, et l’égale peut-être de Louise Labé ou de Sabine Sicaud (21). »


          Jean Rousselot se montre plus explicite : « La maladie dont elle (Sabine Sicaud) allait mourir arracha à cette enfant des cris pathétiques et lui donna une précoce maturité poétique. Elle avait treize ans quand furent publiés ses « Poèmes d’Enfant ». On y trouva de fraîches chansons et de sombres plaintes, des rythmes allègres et tendres et des supplications poignantes. Deux ans plus tard, celle que la comtesse de Noailles comparait à un petit elfe disparaissait avant d’avoir été contaminée par la littérature (22). »


          Pierre Seghers, enfin, orfèvre en la matière, exprime un remords et répare une omission dans la seconde partie de son « Livre d’Or de la poésie française » (23) : « Morte à 15 ans, sa place aurait dû lui être réservée dans le premier Livre d’Or. Sa maladie lui fit écrire des poèmes, qui sont autant de cris pathétiques d’une pureté, d’une violence, d’un langage à ne pas oublier. Une de nos grandes poétesses. À quinze ans ! » Cet éloge est illustré par trois poèmes : « Chemins du Nord », « Vous parler ? », « N’oublie pas la chanson du soleil, Vassili » (24).


          Les vrais amateurs de poésie préfèrent la connaissance directe des oeuvres aux appréciations, même élogieuses, des critiques littéraires. Les anthologies sont donc fort précieuses à cet égard. La place qu’elles réservent à Sabine Sicaud montre assez la faveur dont jouit, à juste titre, celle qui restera toujours « l’enfant-poète ».


          A.-M. Gossez dédie le tome II des « Poètes du XXe siècle » à la mémoire de Sabine Sicaud et reproduit « La châtaigne » et « Vous parler ? » (25). Louis Vaunois et Jacques Bour, dans « Les Poètes de la Vie » ont retenu trois poèmes. On trouve également trois poèmes dans l’« Anthologie de la poésie féminine française » de Marcel Béalu. Pascal Bonetti dans son « Anthologie des poètes français contemporains », tome cinquième, complément à l’« Anthologie des poètes français contemporains » de Gérard Walch, offre un choix plus important : 10 poèmes. Si l’« Anthologie de la poésie française » de Y. Siraux, P. Parré et A. Bouyer ne donne que « Vous parler ? », en revanche Jeanine Moulin, dans son excellent florilège intitulé « La Poésie féminine, Époque moderne », nous propose vingt poèmes qui sont, en fait, parmi les plus beaux (26).


          « Vous parler ? » est le poème le plus souvent cité. Cinq auteurs d’anthologie sur les sept que nous venons de mentionner l’ont accueilli dans leur choix. C’est peut-être la pièce qui exprime avec le plus de sobriété et de force la souffrance physique et morale du poète. Dans son recueil, François Millepierres a placé cette poésie en tête de la troisième partie intitulée « Douleur, je vous déteste ».

 

          Si nous nous référons toujours aux sept anthologies qui nous paraissent les meilleures et les plus connues, nous constatons que trente et un poèmes ont été sélectionnés. Sur ce nombre, sept ont retenu l’attention d’au moins deux auteurs (27).


          La bibliographie des œuvres de Sabine Sicaud est courte, comme fut tragiquement brève l’existence de cette enfant qui ne se savait pas encore mortelle :

 

Je ne fais qu’entrouvrir les yeux, lever le front,
          Commencer de comprendre.
          Hier, savais-je même
          Ce que c’était que respirer dans le jour tendre ?
(28)

 

          Les Poèmes d’Enfant ont été publiés par les « Cahiers de France » en 1926, à Poitiers, avec une préface de la comtesse Anna de Noailles. Les autres éditions sont posthumes : « Le Travail » de Toulouse, en 1932, a donné quelques-uns des derniers poèmes et le numéro 7 de « Maintenant », en octobre 1947, a fait connaître « Chemins ». On doit considérer comme définitive l’édition des « Poèmes de Sabine Sicaud » par François Millepierres, en 1958, à la librairie Stock.


          En parcourant cette œuvre prématurément interrompue, on découvre des connaissances exceptionnelles. Sabine a lu et retenu les poètes belges contemporains. D’abord Émile Verhaeren dont « Le Passeur d’eau » est cité dans le poème « Printemps » :

 

Un rameau vert aux dents comme le « Passeur d’eau »,
J’ai sans doute ramé bien des nuits, bien des jours…
Ne me rappelez rien. C’est oublié. Je cours
Sur le rivage neuf où pointent les roseaux.

 

Rameau vert du Passeur ou branche qu’apporta
La colombe de l’Arche, ah ! la verte saveur
Du buisson que tondra la chèvre aux yeux rêveurs !
(29)

 

          Ce qui est vraiment surprenant, c’est qu’elle avait lu aussi le sonnet qui a donné son titre au deuxième recueil de Marcel Thiry – poète belge, né en 1897 – « Toi qui pâlis au nom de Vancouver », publié en 1924. Ce poète, que bien peu de critiques connaissaient alors, est maintenant considéré comme un poète de grande valeur (30). L’audience de Sabine Sicaud en Belgique s’explique probablement par l’influence que les poètes belges ont exercée sur son œuvre, sans qu’il y eût, toutefois, de sa part, le moindre pastiche. Plusieurs poèmes portent la marque de Verhaeren et même, peut-être, celle de Maeterlinck, par exemple dans « Les trois chansons » (31). Il faut noter enfin, surtout dans la série des « Chemins », l’appel de l’exotisme qu’Henri Jean-Marie Levet et Valéry Larbaud introduisirent au début de ce siècle dans la poésie française.


          Maurice Rollinat non plus n’était pas un inconnu pour Sabine Sicaud, mais elle rejette ce qu’il y a de morbide chez lui pour créer sainement, peu à peu, cette impression de mystère et d’inquiétude qui naît d’une description minutieuse du comportement de la chatte « Fafou ». Ce poème est remarquable par la poésie qui se dégage de cette observation de la chatte dans le décor si bien dépeint de « La Solitude » et par la progression dans le sens du mystère, puis de l’inquiétude et enfin de la peur. Avoir écrit, en 1926, à treize ans, « Fafou » porte à croire que Sabine était une sorte de phénomène exceptionnel et qu’elle a vécu sa vie intellectuelle en trois ans, aux dépens de sa résistance physique, qu’elle est morte de son génie plus encore que de ce mal étrange provoqué par une blessure à un pied au cours d’un bain dans le Lot (32).


          S’il est vrai que pour être poète il faut avoir une âme d’enfant, Sabine Sicaud fut l’une des plus pures incarnations de la poésie. La comtesse Anna de Noailles avait pressenti toutes les promesses de ce jeune talent. Elle écrit, en 1926, dans la préface du premier recueil : « Les poèmes de l’enfant prodige sont chargés de savoir et tressautent de ruses charmantes… Elle raconte, et son chant qui danse ne craint pas les pirouettes de l’elfe. La nature et la vie nous sont livrées par cette enfant avec une gentillesse et un talent extrêmes. »


          Rien de moins artificiel, rien de plus suavement jailli que ces Poèmes d’Enfant où tout respire l’équilibre physique, la santé morale, le goût de la beauté, le sens de la nature, la joie enfantine et pure de vivre dans « un monde, précise F. Millepierres, avec lequel elle se sent tout de suite unie par des liens de sympathie fraternelle et dont elle tient à partager les joies et les peines. Entre elle et le champignon, par exemple, la châtaigne, le cyclamen, la feuille de platane, le papillon, le lézard, il se produit une sorte de reconnaissance mutuelle ». (33)

 

          Ce sont les poèmes de la vie heureuse. On pourrait, en effet, distinguer deux « manières » principales ou deux tonalités dans l’œuvre poétique de Sabine Sicaud. Avant la maladie, la poésie de Sabine est une poésie joyeusement épanouie. Bien qu’elle ne soit pas de forme strictement classique, « de l’antique Hellade, elle a la pureté robuste, mais point la sécheresse ensoleillée. Son domaine est plus riche en feuillages verts et en prairies humides, sa nature souriante n’a rien de stérile. Elle vivait heureuse dans le secret des arbres… » (34)

 

          Heureuse et libre, Sabine chante en rythmes allègres cet univers amical de « La Solitude ». Avec une maîtrise de son art vraiment surprenante chez une enfant de treize ans, Sabine sort résolument des sentiers battus, s’affranchit des règles strictes de la prosodie classique et adapte le rythme des poèmes aux mouvements de sa sensibilité. Elle use avec bonheur d’une métrique extrêmement souple où l’alexandrin voisine avec le décasyllabe, voire avec des vers de trois ou de seize pieds !

 

          Sabine vit en état de grâce poétique et, à la faveur de cette disposition de son âme, ses colloques silencieux avec la nature lui ont appris mille secrets qu’elle excelle à traduire en images toujours pittoresques. Nul mieux qu’elle n’a exprimé ce que Francis Jammes, je crois, a appelé l’âme des choses.


          Est-ce une confidence entre enfants ? Sabine nous décrit le premier cyclamen :

 

Il est petit… C’est un bébé.
Sa première fleur est ouverte.
On dirait un volant tombé
Sur le bord de raquettes vertes.
…..
Bulbe gonflé, qui fait semblant
De dormir sur la terre fine…

 

Et demain, trois petits bonnets,
Trois bonnets d’évêque pour rire,
D’un air si comique et jeunet,
Salueront…


la venue du printemps

 

Tout le miracle bleu du printemps qui m’accueille !


          Et voici la glycine


Qui s’effrange, qui glisse en gouttes de satin…
Il pleut mauve. Il a plus cette nuit, ce matin.
La terre est mauve ; l’herbe mauve…
(35)


          Admirons le jeu du vent les grappes du cytise :


          Survient le vent,

Et c’est une cascade lumineuse de topazes,
Un long feu d’artifice, un jet d’eau qui s’embrase,
Un Quatorze Juillet de mai ! Vois, dans le vent, 
          La joie ardente du printemps !
(36)

 

          Pouvait-on chanter le printemps en vers plus nouveaux ?

 

           L’herbe ondule au fil du chemin
          Sous le galop du vent qui rit.
          Les pâquerettes ont fleuri.
(37)

 

          Il nous faut renoncer à signaler bien d’autres notations neuves et originales car, finalement, il nous faudrait tout citer. La palette de Sabine est riche en nuances variées dans la description des fleurs, des plantes rustiques, tels ces

 

                    …..petits genévriers,
Tordus, piquants, roussis, cramponnés aux rochers
comme des acrobates.
Ah ! le bleu d’outremer de leurs petites baies
le long des couchants écarlates !
(38) .

 

          Quelques touches suffisent également à évoquer un paysage

 

          Sous une lune qui s’écorne
          toute seule au milieu du ciel,
à « la clarté patiente des étoiles »
(39).

 

          Sabine a le don spontané de l’image neuve ; elle ignore les poncifs et cela nous change agréablement du « char vaporeux de la reine des ombres » et des autres variantes des nocturnes romantiques. Quelle simplicité expressive et quelle imagination dans le poème « La vieille femme de la lune » (40) :

 

La vieille qui, là-haut, porte son fagot noir.

 

Qu'elle doit être lasse et qu'on voudrait connaître
Le crime pour lequel nous pouvons tous la voir
Au long des claires nuits cheminer sans espoir !

 

Pauvre vieille si vieille, est-ce un vol de bois mort
Qui courbe son vieux dos sur la planète ronde ?

 

Elle a très froid, qui sait, quand le vent souffle fort.
Va-t-elle donc marcher jusqu'à la fin du monde ?

 

          Ce n’est pas sans émotion que l’on relit ces lignes de la comtesse de Noailles : « Que pouvons-nous souhaiter à cette petite fille dont les poèmes sont des poèmes heureux ?... C’est de rester fidèle à son espiègle vision de l’univers, aux divinités des bois, des jardins, de la demeure qu’elle honore en ses vers charmants… » (41)

 

          Deux ans plus tard, Sabine, « le petit elfe », ne sourit plus ; elle gémit. Elle crie sa douleur. Les pièces qui datent de l’époque de la maladie sont des cris déchirants et peut-être les plus poignants que la souffrance physique ait jamais arrachés à un poète.

 

          Ah! Laissez-moi crier, crier, crier … 
          Crier à m’arracher la gorge! 
          Crier comme une bête qu’on égorge, 
          Comme le fer martyrisé dans une forge
           …………………..J’ai besoin 
          De crier jusqu’au bout de ce qu’on peut crier.
(42)

 

          Certains vers traduisent la révolte de son génie devant l’horreur de la mort :

 

          ……………………Au bois des Oliviers
          Jésus de Nazareth pleurait, enveloppé 
          D’une moins lourde nuit que celle où je descends.
          Il fait noir. Tout est laid, misérable, écœurant,
          sinistre… Vainement, vous tentez en passant
          un absurde sourire auquel nul ne se prend.
(43)

 

          D’autres disent l’invincible espérance : « Quand je serai guérie » (44). D’autres encore la patience, cette humble et admirable patience qu’opposent à la souffrance les tout petits enfants, les bêtes et les plantes, tous les êtres simples qui ne savent pas pourquoi ils souffrent :

 

          Vous parler ? Non. Je ne peux pas. 
          Je préfère souffrir comme une plante, 
          Comme l'oiseau qui ne dit rien sur le tilleul. 
          Ils attendent. C'est bien. Puisqu'ils ne sont pas las 
          D'attendre, j'attendrai, de cette même attente.

 

          Ils souffrent seuls. On doit apprendre à souffrir seul. 
          Je ne veux pas d'indifférents prêts à sourire 
          Ni d'amis gémissants. Que nul ne vienne.

 

           La plante ne dit rien. L'oiseau se tait. Que dire ? 
          Cette douleur est seule au monde, quoi qu'on veuille. 
          Elle n'est pas celle des autres, c'est la mienne. 
          Une feuille a son mal qu'ignore l'autre feuille. 
          Et le mal de l'oiseau, l'autre oiseau n'en sait rien.
(45)

 

          Cependant,

 

          On peut comprendre et rester impuissant

 

ou trouver l’apaisement dans une sérénité aimante qui ne doit rien à l’orgueil stoïcien :

 

Sait-on si l’important n’est pas d’aimer quand même
Fût-ce un rêve toujours fuyant, pourvu qu’on aime
(46)

 

          Émouvante résignation d’une belle âme, de l’âme d’un grand poète. Bientôt pour elle ce sera la paix,

 

Cette paix des monts solitaires et des landes,
La paix qui n’a besoin que d’un grillon pour s’exprimer
(47).

 

          Nous aimerions citer en entier « Le chemin des jardins », très beau poème qui prend, à nos yeux, une valeur symbolique :

 

          Jusqu’ici le cœur se cachait dans l’arbre
          et l’arbre touffu savait le défendre.
          Mais les émondeurs tourmentèrent l’arbre.
          Le cœur s’en alla.

 

          Ce cœur, n’est-ce pas celui de Sabine ? L’arbre torturé par les émondeurs, c’est le corps de l’enfant-poète martyrisé par un mal implacable. Un jour, le 12 juillet 1928,

 

          Quand l’arbre n’eut plus que deux bras en croix 
          Où le cœur s’en fut, on ne le sait pas
(48) .

 

          Votre cœur, chère Sabine, s’en est allé au Paradis des poètes. Vous y avez retrouvé cet autre grand poète à qui, si vous aviez eu, à quinze ans, moins de génie, vous auriez pu emprunter ce chant douloureux de votre triste et glorieuse destinée :

 

  Ma vie à peine a commencé d’éclore.
           Je tombai comme une fleur
           Qui n’a vu qu’une aurore
(49) .

 

Paul JEANTIN.


______________________

 

(1) Les poèmes de Sabine Sicaud, précédés d’un avant-propos de François Millepierres. Librairie Stock, Paris, 1958, « Le petit cèpe », p. 47 et 48. Chaque fois que nous renverrons le lecteur à cette excellente édition, nous abrégerons la référence de la façon suivante : Les poèmes … F.M., page…
(2) A.-M. GOSSEZ : Les Poètes du XXe siècle, deuxième série. Eugène Figuière, Paris, 1935.
(3) Sabine Sicaud est née le 23 février 1913 à « La Solitude», aux portes de Villeneuve-sur-Lot. Elle est décédée, dans cette même demeure, le 12 juillet 1928.

(4) A.-M. GOSSEZ, op. cit. Préface.
(5) Tel est le titre du premier recueil de poésies de Sabine Sicaud. Ce petit volume, aujourd’hui introuvable, a été publié aux « Cahiers de France », à Poitiers, en 1926, avec une intéressante préface de la comtesse de Noailles.
(6) Revue de l’Agenais, 1926, p. 414.
(7) Revue de l’Agenais, 1926, p. 444 à 447. Bonnat dira simplement plus tard « l’énigmatique Sabine ». A. Sorbé, directeur d’école, était membre correspondant de notre Compagnie.
(8) Cette expression imagée est de Sabine : « La Solitude ». Les poèmes… F.M., p.19.
(9) Cf. Revue de l’Agenais, 1968 : lettre de Mme Marguerite Fechner à Maurice Luxembourg, p. 67.
(10) Un socialiste, en 1925, passait encore pour un « rouge » bon teint.

(11) Les poèmes de Sabine Sicaud, Librairie Stock, Paris, 1958. Avant-propos de François Millepierres, p. 11.
(12) Cf. Revue de l’Agenais, 1968 : lettre de Marguerite Fechner à Maurice Luxembourg, p.68.
(13) François Millepierres, loc.cit., p. 13.

(14) Revue de l’Agenais, 1968, loc.cit., p.69
(15) La comtesse Anna de Noailles parlait de l’« habile et malicieux démon » qui dictait à Sabine ses poèmes. (Préface de la première édition des Poèmes d’Enfant).
(16) François Millepierres, loc. cit., p.11.
(17) L’influence de Rostand nous paraît assez discutable. On peut admettre celle de Verhaeren dans « Printemps » et celle de Rollinat dans « Fafou ».
(18) Louis VAUNOIS et Jacques BOUR : Les Poètes de la Vie. Éditions Corréa, Paris, 1945.
(19) Henri CLOUARD : op. cit., Éditions Albin Michel, Paris, 1949.
(20) Notice de G.-E. CLANCIER sur la poésie féminine (p. 237), dans le tome II de la « Littérature Française », publiée en 1972 par les éditions Larousse sous la direction de MM. Antoine Adam, Georges Lerminier et Édouard Morot-Sir.
(21) Pol VANDROMME : Dictionnaire de littérature contemporaine, Éditions universitaires, Paris, 1962.
(22) Jean ROUSSELOT : Dictionnaire de la poésie française contemporaine, Larousse, 1968.
(23) Pierre SEGHERS : Le Livre d’Or de la poésie française. Seconde partie (tome II) : de 1940 à 1960 (le tome I, Des origines à 1940, a paru en 1961).
(24) Ces poèmes se trouvent dans le recueil publié par François Millepierres à la Librairie Stock, respectivement aux pages 59, 89, 125.
(25) Les poèmes… F.M., p.45 et 89.

(26) Nous indiquons entre parenthèses le numéro de la page où l’on trouvera le poème dans le recueil « Les poèmes de Sabine Sicaud », Librairie Stock, 1958. Louis VAUNOIS et Jacques BOUR : op.cit., Corréa, 1945 : « Jour de fièvre » (120), « Printemps » (98), « Douleur, je vous déteste » (113). Marcel BEALU : op.cit., Stock, 1953 : « Le chemin des jardins » (74), « Le chemin des chevaux » (65), « Les trois chansons » (25). Gérard WALCH : op. cit., Delagrave, 1958; les tomes IV et V ont été publiés sous la direction de Pascal BONETTI. Nous avons utilisé la réédition de 1964. On y trouvera : « La main des dieux, tu peux refuser de la prendre »(130), « Et que m’importe la coque de ton âme », « La châtaigne » (45), « La chèvre », « Le cinéma », « La paix » (95), « Ah ! Laissez-moi crier » (118), « Douleur, je vous déteste » (113), « Vous parler ? » (89), « La chanson du petit caillou ». Y SIRAUX, P. PARRE, , A. BOUYER : op.cit., Wesmael Charlier. Namur, 1961. Jeanine MOULIN : op. cit., Seghers, 1963 : « La paix » (95), « La glycine », « Le cytise » (43), « Le cinéma », « Le premier cyclamen », « Fafou », « Le chemin de l’Amour » (83), « L’heure du platane » (35), « Aux médecins qui viennent me voir » (109), « Vigne vierge d’automne » (33), « Ah ! Laissez-moi crier » (118), « N’oublie pas la chanson du soleil, Vassili » (125), « L’oustalet est vide » (126), « Il est parti sur son cheval, dans l’herbe » (127), « Ne parle pas d’absence, toi qui ne sais pas » (128), « La chaise vide… Ah.! comment feras-tu » (129), « La main des dieux, tu peux refuser de la prendre » (130), « Ne regarde pas si loin, Vassili, tu me fais peur » (130), « Tu te chaufferas au feu de paysan ? » (131), « Vous parler ? » (89).
(27) Ce sont : « La châtaigne » (45), « La paix » (95), « Douleur, je vous déteste » (113), « Ah ! Laissez-moi crier » (118), « N’oublie pas la chanson du soleil, Vassili » (125), « La main des dieux, tu peux refuser de la prendre » (130), « Le cinéma ».
(28) « Demain », Les poèmes… F.M., p.92.
(29) « Printemps », Les poèmes… F.M. p.98.
(30) Cf. « Chemins du Nord », Les poèmes… F.M. p. 59.
(31) Les poèmes… F.M. p. 25.
(32) Voir à ce sujet : Revue de l’Agenais, 1968, lettre de Mme Fechner, p. 70.

(33) Les poèmes… F.M. Avant-propos, p.12.
(34) A.-M. GOSSEZ : op. cit., Préface.
(35) « Le premier cyclamen » et « La glycine » ont paru dans le premier recueil Poèmes d’Enfant.

(36) Les poèmes… F.M. p. 43, « Le cytise ».
(37) Ibidem, p. 98, « Printemps »
(38) Ibidem, p. 78, « Le chemin des genévriers ».
(39) Ibidem, p. 73, « Le chemin des hors-la-loi » ; p. 83, « Le chemin de l’amour ».
(40) Ibidem, p. 50.
(41) Poèmes d’Enfant, Préface.
(42) Les Poèmes… F.M., p. 118, « Ah ! Laissez-moi crier ».
(43) Ibidem, p. 109, « Aux médecins qui viennent me voir ».
(44) Ibidem, p. 104.
(45) Ibidem, p.89, « Vous parler ? ».
(46) Les poèmes… F.M., p. 94, « Demain ».
(47) Ibidem, p. 97, « La paix ».
(48) Ibidem, p. 74, « Le chemin des jardins ».
(49) Racine, Esther, I, 5.

 

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